Lorsque se manifeste une urgence de santé publique, vous pourriez devoir délaisser l’approche du « patient d’abord » au profit de celle du « public d’abord ». Cet épisode aborde le concept de soins raisonnables et la question de l’intérêt des patients pour vous aider à comprendre les demandes inhabituelles que vous pourriez recevoir en raison de la pandémie de COVID-19.
Dr Steven Bellemare: Bienvenue à une baladodiffusion spéciale en relation à la crise de la COVID-19.
Dre Yolanda Madarnas: Bonjour. À l’ACPM, nous reconnaissons que la communauté médicale fait face à un stress inimaginable et à des moments extrêmement difficiles.
Steven: Nous sommes ici pour vous soutenir et pour vous offrir des conseils.
Yolanda: Quoique nous prenons vos questions médico-légales quotidiennement au téléphone.
Steven: Et étant donné que nos programmes éducationnels sont suspendus durant la pandémie de la COVID-19, nous avons développé ce balado spécial.
Yolanda: Bonjour à tous, ici Dre Yolanda Madarnas, médecin-conseil, chef d’équipe au service de consultation pour les membres.
Steven: Et je suis le Dr Steven Bellemare, directeur du service d’amélioration de la pratique. Yolanda, où commencer ? Il y a tellement de questions en relation à la COVID-19.
Yolanda: Steven, les médecins, aujourd’hui, sont appelés à prendre des décisions sans précédent. Nous sommes appelés à pratiquer dans un contexte qui ne nous est pas familier ou en dehors de notre champ de pratique habituel. On nous demande de sortir de la retraite et venir en aide à nos collègues. On nous demande de prodiguer des soins par télémédecine, des soins virtuels.
Steven: Ou on peut même être portés à avoir à changer notre façon de prodiguer des soins pour accommoder les ressources limitées ou pour protéger la santé publique. Nos membres se posent des questions concernant les obligations, leurs droits dans le contexte d’une urgence sanitaire et comment gérer les ressources de plus en plus limitées.
Yolanda: Vous pouvez certainement obtenir des conseils en consultant le carrefour COVID sur le site Web de l’ACPM ou bien en parler à un médecin-conseil, moi-même ou à un de mes collègues. Mais cette baladodiffusion, aujourd’hui, se concentre sur la gestion des ressources limitées.
Steven: Le système canadien de santé est déjà sous pression, mais les circonstances de l’urgence sanitaire à laquelle on fait face nous ont amenés vraiment à l’inconnu.
Yolanda: Notre objectif collectif maintenant est de tirer la meilleure partie des ressources précieuses dans ces temps exceptionnels. Steven, on a deux messages clés dans le balado aujourd’hui.
Steven: En effet.
Yolanda: Agissons toujours dans le meilleur intérêt de notre patient.
Steven: Oui.
Yolanda: Et dans le doute, prodiguons des soins raisonnables.
Steven: Il faut garder en tête que ça, ce sont deux sujets qui sont très complexes et on pourra pas en parler de fond en comble en quelques minutes.
Yolanda: Ce balado n’est pas une discussion en détail des sujets, on veut simplement exposer le sujet dans un sens d’introduction.
Steven: Donc, notre objectif c’est vraiment pas que vous finissiez l’écoute du balado et que vous vous disiez : « Bon bien là, je sais tout ce qu’il y a à savoir là-dessus ». Non, non, pas du tout. Allez à notre site Web et appelez-nous pour en discuter plus en détail.
Yolanda: Bon, bien commençons. Un des dilemmes auquel on fait face, c’est comment prodiguer des soins dans le meilleur intérêt de nos patients sans les ressources nécessaires.
Steven: Absolument. Parlons donc de la notion du meilleur intérêt du patient.
Yolanda: C’est vraiment un sujet extrêmement stressant, lorsqu’on entend aux nouvelles que les médecins en Italie doivent choisir à quel patient allouer un ventilateur. Une telle décision nous semble inconcevable et crée sans doute beaucoup de stress chez les médecins.
Steven: En effet, on apprend même au jour de jour de l’expérience de nos collègues ailleurs dans le monde et la situation est en constante évolution.
Yolanda: Le défi des ressources limitées, c’est pas nouveau, mais avec la pandémie COVID-19, ce problème chronique est devenu hyperaigu.
Steven: Oui, on tient à faire parvenir un message rassurant par contre, et qu’il y a quelques cas de jurisprudence à ce sujet. Et ces cas-là nous montrent que les tribunaux sont ouverts d’esprit. Ils font preuve d’une certaine clémence lorsqu’on fait face à des problèmes reliés aux ressources.
Yolanda: En effet Steven, les tribunaux sont disposés à tenir compte des ressources disponibles aux médecins lorsqu’ils cherchent à déterminer si la norme de pratique a été respectée.
Steven: Il y a un tribunal en Ontario, par exemple, qui a établi ce qui suit, qui dit : « On ne peut pas raisonnablement s’attendre à ce qu’un médecin puisse fournir des soins qui ne sont pas disponibles ou qui sont à peu près impossibles à prodiguer en raison de la rareté des ressources. »
Yolanda: Ce n’est pas pour dire, par contre, que c’est acceptable de jeter la serviette et de se dire bon, bien c’est un problème de système, je peux rien faire. Mais, dans un contexte de ressources restreintes, on s’attend à ce qu’un médecin fasse du mieux qu’il peut avec les ressources disponibles et de faire preuve de raisonnabilité.
Steven: C’est important d’être clair ici par contre, un manque de ressources ne constitue pas une défense à une allégation de faute professionnelle.
Yolanda: OK. Ce n’est pas une défense, mais c’est certainement un facteur déterminant à savoir si les soins prodigués étaient raisonnables.
Steven: Oui, exactement. Ça nous ramène donc à notre premier message clé : le devoir du médecin d’agir dans le meilleur intérêt de son patient.
Yolanda: Mais toujours dans un contexte : on fait du mieux qu’on peut dans des circonstances spécifiques.
Steven: C’est ça, donc le standard, la norme, c’est pas la perfection, mais plutôt le caractère raisonnable des soins qui a été prodigué. Les principes légaux fondamentaux qui guident la décision d’un juge ou d’un collège demeurent inchangés. C’est l’application de ces principes-là qui va changer dans le contexte de la pandémie.
Yolanda: Et il faut se souvenir qu’ici, maintenant, on est dans un contexte d’urgence sanitaire globale, c’est pas comme si de rien n’était.
Steven: En effet.
Yolanda: Le contexte est extrêmement important.
Steven: C’est ça, donc quand les états d’urgence sont décrétés, soit par le fédéral, le provincial ou même les unités de santé publique locales, elles peuvent comprendre des directives, une certaine autorité légale aux médecins qui suivent ces décrets-là de bonne foi même si ça implique que leur pratique ne serait pas la même dans des situations non urgentes.
Yolanda: Bon, prenons par exemple, Steven, la situation d’un patient qui se présente à un hôpital en détresse respiratoire, qui a besoin d’être intubé, mais l’unité des soins intensifs est comblée. Il n’y a pas de lit disponible, il n’y a pas de ventilateur disponible. On peut pas offrir ce qu’on n’a pas, mais c’est pas si simple.
Steven: Donc, il faut se demander ce qu’un médecin ferait dans des circonstances similaires, un médecin raisonnable. Il sera peut-être nécessaire de chercher un autre corridor de service.
Yolanda: Comme un transfert vers un autre hôpital.
Steven: Oui, donc, faire le tour d’autres ressources, plaider avec l’administration hospitalière pour les ressources nécessaires, parler à d’autres chefs de département pour déplacer des patients, bon.
Yolanda: Hum, hum, donc s’il y a un lit disponible ailleurs, un médecin raisonnable effectuerait un transfert vers cette ressource.
Steven: Potentiellement, mais avec la pandémie, tous les hôpitaux vont être débordés et vont dépasser leurs ressources disponibles. Dans ce cas-là, si on en arrive à ce point-là, bien il sera peut-être plus raisonnable de penser à un transfert.
Yolanda: Donc, ça dépend ?
Steven: En effet, le concept de l’effort raisonnable va dépendre des circonstances.
Yolanda: Il faut donc se rappeler de l’importance de bien documenter les limites du contexte au dossier, les éléments qui ont contribué à ces décisions difficiles. Ce qui justifie une action dans un contexte ne pourrait peut-être pas la justifier dans un autre.
Steven: C’est ça, donc dès le début de cette crise sanitaire, les médias ont amplement communiqué au public, la pénurie de ressources, de sorte à ce que les patients et leur famille, ils sont au courant des circonstances impossibles dans lesquelles on se retrouve comme professionnels de la santé. Bon, ils pourraient peut-être comprendre, mais ça ne veut pas dire que des conversations difficiles n’auront pas à avoir lieu quand même.
Yolanda: Donc, de là l’importance de prendre bien note des situations difficiles qui ont influencé nos décisions.
Steven: C’est ça, c’est important de se rappeler encore une fois que les circonstances sont celles d’une urgence sanitaire publique.
Yolanda: Étant donné les risques pour les autres et le fait que les ressources sont limitées, il se pourrait qu’on soit appelés à pratiquer d’une façon qu’on n’aurait jamais considérée autrement. Prenons, par exemple, une directive hospitalière qui oblige le personnel à mettre de l’équipement de protection personnelle avant de procéder à une réanimation cardiorespiratoire pour un patient qui a codé.
Steven: Oui c’est ça, il pourrait, par exemple, sembler pas mal contre-intuitif de pas procéder à une RCR immédiatement lorsque le patient code. Mais là, on va être obligés de se dire : « Non, non, non, attendons un peu là, faut que je mette ma jaquette, mon masque, mes gants. » Puis, c’est tellement contre-intuitif.
Yolanda: Et pourtant, dans le contexte d’une urgence sanitaire, quand une directive ou une ordonnance l’oblige pour protéger la santé publique, c’est justifiable d’adapter une autre norme de pratique.
Steven: Wow, ça c’est vraiment quelque chose à considérer ?
Yolanda: Hum, hum, en effet. On est au courant aussi que plusieurs collèges provinciaux ont déclaré leur ouverture d’esprit et leur flexibilité en ce qui a trait au plein potentiel qui pourrait découler de soins prodigués durant la pandémie.
Steven: Oui, en effet.
Yolanda: Et je crois que le message qu’ils envoient et que quoique c’est important de continuer à prodiguer les meilleurs soins possibles en tout temps, ce n’est pas non plus le temps pour le dogmatisme.
Steven: Oui, heureusement Yolanda, on n’a pas à être seuls dans la prise de décisions difficiles.
Yolanda: Hum, hum. C’est vrai ça, l’utilisation d’un cadre d’éthique pourrait être très utile.
Steven: Oui et ça va enfin assurer que les décisions prises soient uniformes entre professionnels de la santé et aussi basées sur des principes solides.
Yolanda: En effet, il y a plusieurs de tels cadres éthiques en développement dans plusieurs juridictions au moment de cet enregistrement. Ils sont basés sur des principes de justice naturelle et d’autres considérations pratiques, éthiques et légales.
Steven: Ça ne rendra pas les pratiques plus faciles c’est certain, mais l’utilisation d’un cadre d’éthique pourra peut-être nous aider à avoir un certain réconfort si jamais on a à choisir de traiter un patient plutôt qu’un autre.
Yolanda: C’est fort probable que votre hôpital vous fournisse l’accès à un éthicien ou votre hôpital pourrait s’appuyer sur les cadres éthiques en question pour vous aider dans vos prises de décision.
Steven: Ces cadres-là sont vraiment utiles pour uniformiser la prise de décision basée sur des principes qui sont solides.
Yolanda: En fin de compte, malgré tout cet encadrement, ces conversations avec nos patients et leur famille quant à ce qu’on peut et ne peut pas offrir ne seront pas plus faciles.
Steven: Ah ! C’est certain qu’il n’y a pas un cadre éthique qui va rendre ces situations-là faciles à discuter. Et c’est là que notre approche à la communication de la réalité va avoir un rôle tellement important.
Yolanda: Oui, quoiqu’on souhaite tous de ne jamais avoir à faire face à un scénario où on doit dire à quelqu’un qui n’ont pas accès à des soins auxquels ils auraient eu accès si ce n’était pas de la pandémie. Si on est pris avec un tel choix, c’est essentiel de faire de notre mieux.
Steven: Oui, les gens vont oublier ce qu’on leur a dit, mais ils n’oublieront probablement pas la façon dont on les a fait sentir.
Yolanda: C’est vrai. Steven, je pense que les deux messages clés de notre balado sont plutôt entrelacés non ?
Steven: Mais tu as entièrement raison, parce que les soins raisonnables sont souvent très bien alignés avec le meilleur intérêt des patients, mais dans les circonstances telles que la crise sanitaire à laquelle on fait face, ces deux principes-là peuvent commencer à diverger.
Yolanda: Et lorsque c’est impossible d’offrir des soins optimaux, la définition de raisonnable doit changer.
Steven: Nous sommes témoins maintenant des directives à travers tout le système de santé qui annule les chirurgies électives, les soins non essentiels, etc.
Yolanda: Et ça nous ramène, Steven, au cadre éthique dont on parlait tantôt pour gérer les ressources limitées et protéger le public en général. Il faut être clair, ces cadres ont pour but d’assurer que les services ne sont pas alloués de façon aléatoire à la discrétion d’une seule personne. En général, la redistribution de ces ressources et les décisions ne doivent pas être faites à l’aveugle, mais plutôt d’une façon équitable et fondées sur des principes.
Steven: Quoique le principe d’annuler une chirurgie non urgente ou d’avoir à choisir qui aura droit à un ventilateur et qui n’y aura pas droit. Quoique ces concepts-là puissent être difficiles à accepter pour nous qui voulons prodiguer les meilleurs soins possible, il est peut-être raisonnable de le faire dans le contexte où nous avons à nous conformer à une directive hospitalière ou à un ordre provincial de restreindre l’utilisation des services dans l’anticipation d’une montée de besoins médicaux reliée à la pandémie.
Yolanda: C’est bien beau en théorie Steven, mais je suis certaine que ça offre peu de réconfort à nos auditeurs.
Steven: Ah là-dessus, je suis entièrement d’accord. Nous vivons dans des circonstances qui sont inusitées. Une demande si précipitée du soin intensif avec un nombre si grand de patients, on n’a jamais vu ça, et l’impact de la pandémie va beaucoup plus loin que les patients qui sont atteints de la COVID-19 : ça affecte les soins médicaux en entier.
Yolanda: Hum, hum. Et l’ACPM continuera à soutenir nos collègues qui font face à des choix inconcevables; on veut que vous sachiez que l’association est là pour vous soutenir.
Steven: Et si vous tentez d’offrir les meilleurs soins possible, des soins raisonnables étant donné les circonstances.
Yolanda: C’est tout ce qu’une personne peut exiger de votre part : de faire votre possible dans les circonstances.
Steven: Yolanda, je pense qu’on va être obligés de mettre fin à notre balado. Avant de quitter, est-ce que t’aurais une perle de communication à partager avec nos auditeurs ?
Yolanda: Oui, c’est plutôt simple : prenez le temps nécessaire pour établir un rapport avec vos patients, leur famille, démontrez toute l’empathie possible et expliquez-leur les circonstances auxquelles vous faites face et qui motivent vos décisions et vos recommandations.
Steven: Oui. Il ne faut vraiment pas oublier le facteur humain.
Yolanda: Absolument. Steven, peux-tu partager une perle de documentation ?
Steven: Bien moi j’aurais à vous dire que c’est important de documenter vos efforts, si vous recherchez un corridor de service alternatif, documentez-le. Si vous êtes sujet à une directive hospitalière, documentez-le. Si vous travaillez sans personnel de soutien que vous auriez eu autrement, documentez-le.
Yolanda: Mais faites-le toujours de façon professionnelle, factuelle et sans jugement.
Steven: Absolument, c’est vraiment juste pour aider à établir les circonstances dans lesquelles vous avez eu à faire vos décisions difficiles.
Yolanda: Et prenez le temps de documenter ces entretiens difficiles avec vos patients et leur famille. Les mêmes règles de documentation continuent d’être applicables.
Steven: Yolanda, là-dessus, je pense que c’est le temps de se quitter. J’aimerais vous remerciez, vous, nos auditeurs, j’espère que ce balado vous aura été utile. Vous allez trouver d’autres ressources sur notre site Web surtout dans le contexte de la COVID-19. Si vous avez d’autres questions, n’hésitez pas à nous appeler : on est au 1 800 267-6522. On est là pour vous fournir un support, une clarté et des conseils pour vous guider au besoin.
Yolanda: Appelez-nous et bon courage.
Steven: Bon courage tout le monde.
Yolanda: Au revoir.
Animateur: Ce matériel éducatif est fourni uniquement à des fins éducatives générales; il ne constitue pas des conseils professionnels de nature juridique ou médicale ni une « norme de pratique » pour les professionnels de la santé canadiens.